« Je partage les sentiments de Georges Bernanos, quand il écrit :
Je pense depuis longtemps déjà que si un jour les méthodes de destruction de plus en plus efficaces finissent par rayer notre espèce de la planète, ce ne sera pas la cruauté qui sera la cause de notre extinction, et moins encore, bien entendu, l’indignation qu’éveille la cruauté, ni même les représailles et la vengeance qu’elle s’attire… mais la docilité, l’absence de responsabilité de l’homme moderne, […] Les horreurs auxquelles nous avons assisté, les horreurs encore plus abominables auxquelles nous allons maintenant assister ne signalent pas que les rebelles, les insubordonnés, les réfractaires sont de plus en plus nombreux dans le monde, mais plutôt qu’il y a de plus en plus d’hommes obéissants et dociles. »
Marshall Rosenberg
Depuis 25 ans je travaille avec des enfants. Il serait plus juste de dire que je les accompagne, comme ils m’accompagnent, sur le chemin sinueux de la vie. Plus les années de pratique viennent confirmer mon expérience, plus j’ai le sentiment profond que l’éducation des enfants, au sens conventionnel du terme, est une prétention parmi d’autres à laquelle nous nous adonnons pour masquer notre profond désarroi face à la réalité. En faisant croire aux enfants que nous maîtrisons notre destin, et le leur, nous perpétuons l’illusion d’être des guides. Ne serions-nous pas plutôt téléguidés par une logique qui nous dépasse ?
Nous vivons dans un monde dont la complexité n’a jamais été aussi foisonnante. L’information circule de manière technologique, sophistiquée, jusque dans les recoins de notre vie intime. Autrefois, nous allions quérir l’information. Aujourd’hui elle vient à nous, s’impose, pénètre nos maisons, adhère à nos corps et à nos consciences de manière quasi inévitable. L’information est là, partout, tout le temps : sur les panneaux, les affiches, les écrans petits et grands, sous nos yeux, entre nos mains… Elle colonise notre créativité, conditionne nos modes relationnels, cognitifs, affectifs. Il suffit de circuler dans les rues, les trains, les médiathèques, les bureaux ou les cafés pour constater qu’elle isole psychiquement les êtres humains, confisque leur attention, captivant leurs regards de sa lumière blafarde. La communion sensible a cédé devant l’obéissance désorganisée des âmes. Notre cerveau collectif se soumet quotidiennement à l’énorme matrice connectée qui l’allaite de ses multiples breuvages médiatiques. Mais quel est son message au fond ? De quoi sommes-nous nourris ? Que nous apprend-t-elle ? Qui la vulgarise et dans quelle intention ? Ce sont les questions essentielles que, trop occupés à goûter ce qui nous est imposé, nous omettons de nous poser.
Sur les bannières du progrès, le mot « liberté » s’inscrit en lettres capitales. Il offre confort, biens en abondance, information illimitée, transports rapides, plaisirs et consommation sans fin. Liberté ! Il offre une tribune inespérée au plus réservé d’entre nous qui peut, en quelques clics, offrir son visage, sa parole, ses émotions et ses réflexions à des inconnus. Liberté ! Il prétend donner à chacun l’égalité des chances, la réussite potentielle pour tous, en dépit des conditions sociales et des chemins de vie. Liberté ! Et pourtant, la violence à l’égard de la vie culmine et nous n’avons jamais été plus proches de notre propre extermination…
Je me sens parfois comme au milieu d’un intense grouillement, d’une foule démente qui court en tous sens, où je me mets à courir moi aussi, tout en me demandant où est la direction. Il me prend trop souvent l’envie de m’arrêter et demander « est-ce que quelqu’un sait où nous allons ? »… ? Mais ce cri se perd dans l’agitation, personne ne répond ni ne s’arrête : chacun continue sa course, essayant de se repérer vaille que vaille dans ce chaos absurde, poursuivant la chimère de ses privilèges ou de ce qu’il croit savoir. L’accélération, toujours plus performante, participe à l’étourdissement général, facteur d’impuissance et de soumission où s’échappent les possibilités de recul et de réflexion sur nos modes d’existence. Dans cette course folle, incohérente, dont il semble que nous ayons oublié le but, toute affirmation, croyance ou idéologie est vaine. Force est de constater qu’elle ne fait qu’ajouter du bruit au bruit, de la complexité à la complexité, du relief aux antagonismes.
Comment, dans un tel contexte, prétendre guider ou éduquer les enfants ? S’agit-il d’un projet destiné à les soutenir dans leur élévation, ou d’une stratégie pour les adapter coûte que coûte à la réalité absurde de notre monde ? Devons-nous renoncer à tout projet pour eux, à toute attente, pour leur remettre la clé de leur destinée, celle qui ouvrira la porte de leur propre conscience ? Mon chemin de vie m’amène en effet à lâcher toute volonté volontaire. Car comme le disait J. Krishnamurti, « La Vérité est un pays sans chemin ». L’affirmation a de quoi dérouter les éducateurs… Et pourtant, notre monde actuel n’en est-il pas la parfaite illustration ?
Ainsi, avec mon équipe de recherche pédagogique, nous développons un contexte où le référentiel n’est plus extérieur mais intérieur. Le temps est venu de revenir vers soi. Nous sommes nombreux à le ressentir. La vie intérieure est l’antidote aux errances collectives qui prétendent exprimer les valeurs de nos sociétés, modeler nos modes de vie et représenter nos idéaux. Les programmes, compétences, conventions, performances, diplômes et carrières ont largement montré leur insuffisance pour bâtir une vie humaine épanouie. Et nous savons à présent qu’une logique egocentrée sur la réussite matérielle contribue à dévaster la planète. L’éducation ne peut plus se satisfaire du conformisme et de l’obéissance. Il est temps de rendre à chaque enfant sa véritable légitimité, celle de ses besoins profonds, de ses ressentis, de ses intuitions, de sa liberté, de sa créativité, de son intégrité, dans la reconnaissance de son être sacré.
Seuls des individus profondément libres sauront ajuster leurs comportements à leur conscience, et réformer en profondeur nos sociétés, dans la confiance et l’amour manifesté.
